Cueillir les songes,
les yeux ouverts

La pénombre a descendu son rideau sur La Grande Touffe d'herbes1. L’éclairage artificiel de la cour et la fatigue du montage creuse l'architecture des visages. Je suis assis dans le creux d’une coque thermoformée, à la lisière du vernissage, quand Belle de Nuit s’approche de moi. Elle m’entoure de ses corps, de sa voix. Je suis face à 4 femmes, mais en même temps, j’ai la sensation d’être face à une seule.

Nous nous sommes vus et nous nous reverrons avant que je n’écrive ces lignes.

Je profite d’un voyage à Ancenis deux mois plus tard pour revenir à Montrelais et infuser dans les songes de Belle de Nuit.

Les portes de l’ascenseur s’écartent, laissant les stridules du sous-bois faire osciller les néons.

Des pas écrasent des brindilles, des dents entament du bois alors que mes sneakers s’avancent sur le plancher. Le monde du sous-bois devient un vibraphone où les organes flottants de Belle de Nuit se frottent pour créer une harmonique de l’humus.
Je m’avance sur le plancher.
La pièce est lumineuse, je me trouve entourée par une paroi interstitielle qui délimite un premier espace.

Une bâche transparente en polypropylène est suspendue depuis le plafond en arc de cercle, nous plaçant au cœur d’une scène. La bâche est pourvue d’une armature qui quadrille l’espace comme le ferait le perspectographe de Dürer. La grille de lecture n’est pas étanche, Belle de Nuit a opéré des trouées dans la bâche, au travers on aperçoit la suite de l’exposition.

A présent, le bois crépite alors que la lumière s’accroche sur les bords cautérisés des trouées, le son vient du fond de l’espace que l’on ne distingue pas. En regardant les trouées, je me questionne sur le dragon qui aurait pu les occasionner. Ce drapé transparent agit comme les SAS, garantissant une asepsie progressive avant de rentrer dans les blocs chirurgicaux. Par le premier trou, on observe un lé rose de papier accroché comme les celluloïdes de Stan Brakhage2. Au bout du ruban, 2 fleurs cristallisées, les pétales fins et colorés font penser à des papavers. Au sol, des morceaux de résine comme des phares de voitures brisés par Cronenberg ; une semelle de chaussures a estompé son empreinte dans un morceau. 

La musique devient cristalline, Alice, Claire, Loona et Clélia ne savent pas jouer du thérémine. Belle de Nuit si.

En tournant la tête vers la droite, on aperçoit une photographie d’un paysage corporel, la photo format portrait est divisée en 3 bandes : en haut, un Jersey Mauve ; au milieu, une peau parsemée d’herbe collée sur l’épiderme; en bas, la ceinture élastique d’un vêtement en intissé blanc.

Cet entrebâillement de peau marquée par son contact précédent avec le végétal, évoque la sensation de l’air sur une peau dévoilée par le mouvement.
Belle de Nuit parle avec le langage des choses. La base, transparente, agit comme la paupière pendant le sommeil, filtrant les stimuli de lumière et les réorganisant selon sa volonté.

Vers la fenêtre, une photo grand format est prise dans la toile et est traversée par la lumière. Sur celle-ci, on y voit un tournesol à moitié brûlé par un soleil. Une communication s’établit par la lumière entre le végétal, les ISO et l’astre. Comme une photo extraite de l’appareil photo jetable d’Icare retrouvé après un de ses crashs. 

Il y a aussi tout un système d’ornement suspendu qui anime la surface du quadrillage en
polypropylène, comme les festons et la passementerie des rideaux de théâtre. Mais à la différence des rideaux de théâtre, celui-ci rend visible l’intimité de Belle de Nuit.

Le mode privilégié d’accrochage de Belle de Nuit est la suspension. Ici, les éléments sont soumis à la gravité, pendent.
Loin de la sculpture hétéropatriarcale qui se dresse, l’oriflamme est altérée. Le fer à béton devient fragile et ploie comme une signalétique de plage dans un marais salant.
Le rideau est orné d’une panse qui porte la trace d’une filtration colorée.

Des fleurs cristallisées s’entrelacent dans les maillons d’une chaîne, un collier de chips rose descend comme un fil à plomb devant un drapé léger.

On entre dans la seconde partie de l’exposition par une porte découpée dans la bâche.
Sur la gauche, un énigmatique tableau digestif.
Son cadre phylactère est un boyau argenté qui fleurit à une extrémité et devient capillaire et flamboyant à son autre bout.
La peinture représente un paysage sableux à l’horizon rosé. Dans un monticule de chair en premier plan, sont fichées 3 plumes de paon et une digitale qui ploie sous ses clochettes. Ce vélin d’une flore gastrique rappelle les romans célestes de Camille Flammarion et ses hommes plantes.

Je songe également aux 4 membres de Belle de Nuit et me demande s’il s’agit là d’un autoportrait collectif sous la forme d’un rituel enluminé. Entre planches botaniques et anatomiques. Finalement, est-ce que la scène ne se passe pas à couvert du boyau ? dans l’intériorité du cycle digestif de belle.
Le fait qu’une queue de cheval dépasse à un bout et une fleur à l’autre créent une charade énigmatique que le boa du petit prince poserait à Saint-Exupéry.

À droite, une cimaise blanche est décorée par des motifs placés et répétitifs, alternant le feu et le trèfle. Les motifs ont été directement dessinés sur le mur au crayon gras. Un art rupestre, de la subversion enfantine qui étend le coloriage au-delà du cadre.
Le feu dégouline sur les trèfles. L’apaisement dû à la répétition du motif est troublé par les coulures.
Les flammes dansent avec les fleurs. Animant ainsi la surface de l’énergie des pétroleuses horticoles.

Le crépitement se fait plus fort en pénétrant dans la dernière partie de l’exposition.
On se rapproche du foyer.
Un castor adepte d’Archizoom Associati3 a grignoté un fauteuil. L’assise de celui-ci est constituée d’une toile tendue comme une chaise longue. Le soleil y a impressionné des végétaux. Le bleu enthousiaste du cyanotype accueille le corps dans un suspens.

Je m’assois.

La toile épouse mon architecture alors que je ressens la dureté de la structure, des montants du fauteuil dans la tension du tissu. Face à moi, un écran diffuse un film. Celui qui produit l’atmosphère sonore de l’exposition. Assis dans mon fauteuil, j’observe les 4 membres de Belle de Nuit devenir un corps collectif et s’unir pour construire un feu.
Dès lors, l’écran plat devient une cheminée et mon corps se détend au creux de la toile. La scène se passe en forêt et les artistes vont du bois à une clairière pour y édifier un grand feu. Les pas font craquer les brindilles de l’humus nous plongeant dans une temporalité non linéaire. Où la vie et la mort sont synonymes.
Les dents de la scie entament le bois mort, qui craque et s’effondre. Les oiseaux jouent le printemps silencieux de Jankélévitch.

Victor Tetaz a plongé la pellicule dans un bain de nostalgie, produisant un virage agréable et éteignant un peu les rapports entre les couleurs. Belle de Nuit joue du thérémine.
Une fois la pyramide construite, fougères, bleuets et astéracées sont placés entre les branchages. La mise à feu se fait par une torche et rapidement, les libations de fleurs crépitent.

Le feu est puissant et les artistes l’entourent.

La lumière vient du dedans. Comme le pouvoir « sous » de Belle de Nuit. Le véritable matériau sur lequel travaille le collectif, ici, c’est le velours de la nuit.

Elle tente, en créant ces moments d’intimité collective, de se réapproprier leur peur.

Cette zone fondatrice qu’évoque Starhawk4 quand elle rêve l’obscur.

Texte de Benoît Piéron, 2022


Notes de bas de page :

  1. Benoît Piéron, La Grande Touffe d’Herbes – After Dürher, depuis 2018, cardamine, pâquerette, fenasse, pissenlit, cynoglosse officinale, grand plantain, achillée millefeuille agrostide stolonifère / MAT Ancenis-Saint-Géréon.
  2. Stan Brakhage est un réalisateur américain.
  3. Archizoom Associati fut une agence de design italienne fondée en 1966 à Florence en Italie par quatre architectes.
  4. Starhawk est une écrivaine et militante écoféministe, ainsi qu'une néopaïenne américaine et se revendique comme une sorcière.
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